Tales of the purple house que le cinéaste franco-irakien Abbas Fahdel présente au festival international de Locarno, nous offre trois heures de fraîcheur esthétique, de beauté et de pensée mêlées, à partir du réel qu’il filme et rend intensément présent. C’est au sens premier, simple et spontané un superbe film. 

Mais « film » est un mot trop réducteur pour définir l’objet singulier qui nous procure cette expérience visuelle et temporelle. Il se situe dès le départ aux confins de la peinture et du cinéma, mais aussi près de la photographie, pas loin de la poésie comme du jardinage et au cœur de l’usage commun des fenêtres (vraies ou imaginaires) que la vie dispose au hasard de nos pas. Les images d’origines diverses, faites au pinceau, à la caméra ou confiées à l’évanescence d’un regard hors champ, se répondent, se mêlent et se superposent parfois pour re-présenter -rendre doublement présent- un pays qui s’effrite, se fissure, tombe, ne sait pas trop pour combien de temps il est encore là pour nous (ou nous pour lui). 

Le Liban où vivent Abbas Fahdel et son épouse Nour Ballouk peintre libanaise, dont les deux regards se partagent le film, est aujourd’hui un des points incandescents des crises économiques, politiques, éthiques où s’incarne cette vérité universelle qui dérange. Une terre paradisiaque et généreuse ne nourrit plus ses enfants. Pourquoi ? Comment est-ce possible ? 

La prédation ! Pas celle qui est naturelle et liée à l’abondance d’un cycle alimentaire et dont profitent les merveilleux chats du couple, si joueurs, si vivants, mais celle des hommes, moins mignons, moins fair-play, moins proches de la nature.

            C’est à partir de leur maison mauve, havre paradisiaque pour la faune et la flore locales, en surplomb d’un village paisible, que les deux artistes vont explorer le pays où ils vivent. Nour devant à la rencontre de ses concitoyens, Abbas derrière avec la caméra, calme, silencieux. Il la filme en train de peindre, en train de remballer ses toiles dans une galerie qui ferme, en train de discuter avec Moussa, ce jeune réfugié syrien qui vient les aider. Et parfois, le soir ou à l’aube, aux grandes articulations du film, la voix de l’une vient nourrir les images fixes de l’un, qui deviennent de magnifiques tableaux où le Liban montre sa terre nue sous le soleil et prend des allures de monde premier. 

            Tous les cadres placés par Nour entre son regard et le monde infini, les toiles blanches en attente d’enregistrement pictural, les fenêtres qui redoublent les écrans de la télé où le réel de la pandémie et des guerres succède à la beauté de Monica Vitti, sont les éléments d’une charpente qui tient encore le monde, malgré tout, le gardant en le regardant à travers eux. Le propos est profond et il l’est de la meilleure des manières, par l’harmonie chromatique, le rythme, les sons de la nature, la parole poétique et la densité des micro-événements organiques de la flore et de la faune environnantes, par l’alternance aussi de l’intime et de l’universel, du détail et du paysage. 

Trois heures de rencontres, de plaisir et de méditation ; la durée du film joue un rôle en tant que telle, elle constitue matériellement une expérience du temps et de l’espace libanais, un moment où l’on reste avec les personnages, avec les images, avec le pays et in fine, avec le monde, comme si le cadre avait été une arche pour les regards durant cette dernière traversée au milieu du déluge (conséquence des guerres libanaises, crise économique, explosion due à la corruption, pandémie…). 

Dans l’arche salvatrice qu’est le film et que constitue la terre du Liban, il y a les chats bien sûr, honnêtes et cruels par nécessité. Mais ils incarnent surtout, la vie animale, prédatrice et douce à la fois, d’une cruauté acceptable parce qu’inscrite dans un ordre nourricier, parce qu’ils mangent leurs proies, parce qu’ils sont des chats, parce qu’ils vivent dans un pays généreux mais très mal gouverné par d’autres prédateurs, plus industrieux, qu’ils évoquent et condamnent discrètement par leur adorable innocence artisanale. 

Dans ce pays meurtri, tout vit intensément, la terre est chargée de lombrics, les plantes sont d’un vert intense, les fleurs nombreuses et saturées de vie chromatique, la faune diverse et abondante, et l’humanité nue devant la violence de la guerre, celle de la corruption (explosion du port de Beyrouth), celle de la crise économique, celle de la pandémie avec ses restrictions et ses mesures de désinfection qui paraissent aujourd’hui relever de la magie. On voit de drôles et surprenantes images de la montée en gamme des instruments de désinfection des rues dont on ne sait pas très bien de quoi leur eau bénite doit protéger le Liban.

Les chiens aussi, 300 ! ils sont sauvés par un homme généreux qui les répare par compassion,

Les réfugiés syriens, rencontrés dans le précédent film du cinéaste, Bitter bread, sauvés par le peuple libanais qui l’accueille,

Le Liban lui-même, sauvé par sa terre (son sol généreux) et par son peuple d’exilés qui le nourrit de l’extérieur, de loin, en l’absence criante d’un « pouvoir » pouvant voir l’avenir, et de tout espoir sur place, et qui malgré la vie impossible continue de survivre et de donner des fruits. Heureusement que cette terre là est si féconde ! Les manifestants, jeunes restés par choix ou par obligation, engagés pour le changement, viennent ainsi annoncer des jours meilleurs.

Et plus secrètement, peut-être, le film abrite-t-il Haydar, rencontré dans Homeland : Irak année zéro, le merveilleux neveu du cinéaste, que la bonté généreuse et la maturité impressionnante de Moussa, cet autre enfant de la guerre, vient relever, reprendre, non réincarner mais prolonger, comme ces autres planètes qu’évoque la voix de Nour à la fin du film et qui succéderont à la nôtre, plus tard.

Enfin, c’est le monde qui est sauvé par les images. Ici le travail silencieux du cinéaste et celui de la peintre se combinent pour garder par le regard, selon l’expression chère à Abbas Fahdel ; la peinture sur chevalet étant une peinture d’enregistrement en présence comme le film. La main et l’œil, le pinceau et la caméra, les images respectives et simultanées que le couple fait d’une tempête (qu’on associe forcément au réchauffement climatique) sont une belle allégorie de cet enregistrement noachique du monde. Lui, la filme en écho à Victor Sjostrom dont le fameux film passe sur un écran de télévision, et Nour la dessine en direct, saisissant la force invisible du vent dans les branches de son arbre et dans ses traits de crayons rapides. Un arbre dessiné et déraciné qu’on retrouve réellement arraché le lendemain pour le bonheur de Moussa le surlendemain, qui va en faire du bois de chauffe. Tout semble collaborer dans un cycle de vie fécond, le vent, l’art, le recyclage. Chacun montre les différentes manières de le garder, ce monde menacé : le peindre, le dessiner, le photographier (au passé), le filmer au présent, le transformer en chaleur naturelle.

            Tales of the purple house est ainsi plus qu’un film sur le Liban vu par deux artistes, c’est un manifeste esthétique qui montre concrètement, dans sa pratique, comment les images peuvent sauver le monde, comment elles peuvent le garder en archive pour nos successeurs éventuels, mais aussi comment elles peuvent nous le rendre inaliénable, nous en rendre inséparables. 

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